[PORTRAIT DE CHERCHEUR] Patrice Godin : l’anthropologie pour surmonter les clivages

L’étude des échanges dans la société kanak représente une large part des recherches de Patrice Godin, maître de conférences en anthropologie à l’Université de la Nouvelle-Calédonie. Ses travaux montrent aussi comment cette « culture du consensus » peut contribuer à construire une communauté de destins à l’échelle du Pays.

« Malgré ce qui se passe en ce moment, malgré les difficultés qui s’annoncent, malgré (…) les occasions ratées, cette société a envie, justement de faire société. Nous sommes condamnés à l’union. » En juillet 2024, à peine 2 mois après le déclenchement des émeutes insurrectionnelles de mai, l’anthropologue Patrice Godin partageait ses convictions sur le plateau du journal télévisé de NC1ère. Aux côtés de diverses représentants de la société civile, le chercheur de 69 ans participe à une mission de médiation pour tenter de surmonter la crise politique que traverse la Nouvelle-Calédonie.

 

« Je crois à la responsabilité des chercheurs en sciences sociales », développe le scientifique. « Nous avons le devoir de partager le résultat de nos analyses qui vont permettre d’éclairer la décision politique, de remettre en route la concertation sociale. »

Aujourd’hui maître de conférences à l’université de la Nouvelle-Calédonie, Patrice Godin arpente le pays depuis le début des années 1980. Son engagement dans le « Collectif pour le dialogue » fait écho à tout son parcours de chercheur. Pour lui, l’anthropologie est une affaire de rencontres ; d’échanges qui lient les individus les uns aux autres dans leur matière sensible, dans leur humanité.

 

Du Musée de l’Homme à Hienghène

 

Patrice Godin est encore adolescent lorsqu’il est touché par l’altérité des sociétés humaines. À travers les vitrines des musées parisiens, il ressent « une vraie séduction » pour les objets d’art africains et océaniens. « J’ai eu envie de comprendre ce que je voyais. La diversité des productions artistiques a été ma première porte d’entrée. »

À 17 ans, il commence à travailler au Musée de l’Homme. Puis au fil des lectures, il peut mettre des mots sur ce qu’il ressent. « J’ai découvert qu’il pouvait y avoir d’autres logiques que la rationalité utilitaire occidentale. » Autrement dit, Patrice Godin découvre qu’il existe d’autres systèmes d’organisations sociales et d’autres représentations du monde qui méritent d’être pris en compte.

« La première monographie d’anthropologie que j’ai lue, c’était Au Pied du Mont Kenya de Jomo Kenyatta, qui allait devenir le premier président en exercice du Kenya », se souvient l’anthropologue. « Il essayait de faire comprendre un certain nombre de problématiques auxquelles sa propre société était confrontée. Ça m’avait séduit. »

Une monnaie traditionnelle kanak de Bas-Coulna, Hienghène, dans les années 1980.
© Patrice Godin

Patrice Godin retrouve des similitudes dans les discours de Jean-Marie Tjibaou. Rencontré au tournant des années 70-80, à l’occasion d’un séminaire à l’université de La Sorbonne, le personnage le fascine. « Il avait une capacité à utiliser le langage des anthropologues pour faire passer des messages de compréhension de sa propre culture aux Occidentaux. » À cette période, Patrice Godin n’a pas 30 ans. Il fait office de conservateur au département Océanie du Musée des arts africains et océaniens mais ne s’imagine pas un avenir sur le Caillou.

Quand on lui propose de monter le Musée de la Nouvelle-Calédonie, il voit cette mission comme une étape, avant de poursuivre ses recherches en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Puis Jean-Marie Tjibaou l’embarque dans la construction du centre culturel de Hienghène. Il lui ouvre par la même occasion la porte de son premier terrain de recherche.

 

« Les échanges sont le souffle de la coutume »

 

Loin du cadre académique (Patrice Godin passera sa thèse en 2015), ses premiers travaux sont longtemps guidés par la passion. « Ça n’intéressait personne ! », s’amuse le chercheur. « Quasiment tout s’est fait en auto-financement. » Patrice Godin considère aussi qu’il « manquait de bagages pour traiter l’immense quantité de données récoltées ». Mais qu’importe, il appuie ses recherches sur une conviction : « Ce qui m’a intéressé dans l’anthropologie des sociétés Kanak et tout particulièrement dans les sociétés à Hienghène, c’est la place des échanges. Comme le dit d’ailleurs un vrai dicton de Hienghène : les échanges sont le souffle de la coutume. C’est à dire que la société se structure à travers les échanges. »

Patrice Godin a participé au lancement du centre culturel de Hienghène dans les années 1980.
© Patrice Godin

À l’époque, les anthropologues spécialistes de la Nouvelle-Calédonie s’intéressent au lien à la terre ou à l’organisation coutumière. Ils prennent peu en compte cette dynamique inter-relationnelle. Elle se traduit à l’échelle de la vie d’un individu : naissance, mariage, deuil… Ou encore à l’échelle du groupe social : dons de nourriture, formes de coopérations à l’intérieur des tribus, chefferie…

Dans les sociétés occidentales, le cadre politico-juridique est garant de l’ordre social, selon Patrice Godin. Le système d’échanges garantit la structure de la société Kanak traditionnelle et plus largement des sociétés à travers l’Océanie, comme le montrent aujourd’hui « de nombreux travaux scientifiques ».

 

 

 

De la coutume à la revendication indépendantiste

 

En 1984, avec l’embuscade de Waan Yaat, le contexte politique calédonien surgit brutalement sur son terrain scientifique. Les Événements seront l’occasion pour lui d’ouvrir un deuxième champ de recherches. « Je commence à m’intéresser à la montée du mouvement indépendantiste, mais au-delà du mouvement indépendantiste, à la construction de la société calédonienne », explique-t-il.

 

En 1988, la signature des accords de Matignon-Oudinot et la poignée de main entre Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur viennent sceller une « formule d’échange », comme l’analyse l’anthropologue. « La théorie des échanges telle qu’on la trouve dans la société traditionnelle va être reformulée dans la revendication indépendantiste kanak en disant : reconnaissez-nous comme étant les premiers occupants de ce pays et nous pourrons vous faire une place comme étranger. »

Patrice Godin en est convaincu : l’organisation de la société Kanak a des choses à apporter à la construction d’un modèle calédonien. Ainsi, il invite à comprendre la notion d’étranger et d’autochtone posée dans le cadre traditionnel : « Il y a toujours des gens qui sont présents dans les échanges entre, d’un côté, des gens qui sont dit autochtones, et de l’autre, des gens qui sont dit étrangers. » Par exemple, en langue nemi, le mot « kaya » signifie à la fois « l’étranger » et « le beau frère » – puisque sa sœur a rejoint le clan du marié. « La notion d’étranger ne renvoie pas à une exclusion mais au contraire à une manière particulière de faire société », conclut le chercheur.

 

Comme il l’explique, ces organisations sociales sont le résultat de réajustements permanents pour dépasser les conflits. « Les conflits ou les tensions qui peuvent habiter une société se comprennent mieux lorsqu’on n’essaye pas de les considérer comme des variables exogènes qui viendraient parasiter l’ordre social, mais au contraire, comme participant en vérité de la logique de ces sociétés. Chaque société contient les conditions de sa propre transformation », poursuit Patrice Godin.

 

Les contours de l’« utopie calédonienne »

 

Les choses se compliquent dans le cas de sociétés dites « composites » ou « fragmentées », selon les termes employés par diverses anthropologues. « Ce type de société est structuré par la pérennité du le lien avec l’État (en tant que système politique et juridique exogène) », développe Patrice Godin. « Elles n’ont pas de véritable squelette interne. Elles sont un peu comme des animaux qui ont une carapace. »

Une telle image permet de situer l’enjeu posé à la Nouvelle-Calédonie au travers des différents accords. Ils proposent d’inventer un modèle calédonien, comme un squelette interne moins rigide ou moins figé qu’une carapace institutionnelle.

 

Mais une telle réflexion n’a pas attendu les hauts fonctionnaires des années 1980 pour s’amorcer, selon Patrice Godin. Dans ses travaux, il dessine les contours d’une « utopie calédonienne », constituée dans l’après-guerre autour de la première Union Calédonienne autonomiste et sa devise : « Deux couleurs un seul peuple ». Fragilisée au gré des rapports « territoire-État », cette volonté de « faire société » n’a cessé de se reconfigurer depuis.

 

« Cette idéologie posée par (la première) Union Calédonienne constitue selon moi le socle de l’idéologie globale de la société calédonienne aujourd’hui. C’est ce qui fait qu’elle ne s’effondre pas, à la différence d’autres sociétés héritées de la colonisation. »

 

Et pour ceux qui verraient dans les travaux de Patrice Godin une orientation politique ? « Le compromis est le but de toute action politique », leur répond l’intéressé. « On peut avoir ses propres idées. Mais si l’on veut faire société, l’idée n’est pas de vaincre l’autre, de le mettre à genoux, mais de trouver les voix de la concertation, du dialogue et d’un compromis. » Peut-être davantage encore de ce côté du globe terrestre…

 

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