Quand la culture délie les langues
Elle avait commencé ses études pour mieux comprendre sa propre langue. Suzie Bearune est devenue linguiste à l’Université de la Nouvelle-Calédonie. En s’appuyant sur les activités artistiques, elle cherche à stimuler la transmission.
« J’ai toujours du mal à utiliser la gauche et la droite pour m’orienter. C’est dû au fait qu’en langue Nengone, on n’utilise pas les mêmes repères que dans le système indo-européen basé sur les points cardinaux. »
Suzie Bearune est docteure en linguistique, enseignante chercheuse à l’Université de la Nouvelle-Calédonie. Ce décalage des représentations entre sa langue maternelle et le français a été le moteur de son parcours scientifique.
« Déjà à l’école primaire je ressentais un manque. Le fait de ne pas pouvoir expliquer le fonctionnement de nos langues kanak et notamment la mienne, alors qu’on arrivait à expliquer la grammaire en français. »
Dans les années 1980, les recherches sur les langues kanak sont menées par une poignée de linguistes : Françoise Ozanne-Rivierre, Jean-Claude Rivierre ou encore Claire Moyse-Faurie, qui deviendra sa directrice de thèse. Suzie Bearune découvre leurs travaux des années plus tard, au cours de son cursus en langues et cultures régionales à l’Université de la Nouvelle-Calédonie. Elle obtient sa licence en 2003 mais tout reste à faire dans l’étude du Nengone.
L’expression de l’espace en Nengone
« Je me sentais sur ma voie, ça répondait à mes questionnements. Je voulais offrir une description morphosyntaxique de ma langue. » Alors la jeune étudiante s’envole pour Paris où elle passe son master, avant de mener des recherches doctorales à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales).
Son sujet de thèse porte sur un thème familier : « L’expression linguistique de l’espace en Nengone. » Sur l’île de Maré, les points cardinaux laissent place à des notions telles que l’intérieur des terres, la mer, le lever du soleil, le couchant ou encore les vents dominants. Des notions dont elle a conscience, mais qui sont loin de former une analyse scientifique. « Quand on est locuteur, on utilise les termes mais on ne se pose pas toutes ces questions. »
Suzie Bearune consacre une longue partie de sa thèse à décrire le système phonologique du Nengone, à la structuration des phrases. Ce travail minutieux de « déchiffrage » est nécessaire pour poser les bases du système d’orientation spatiale qu’elle tient à mettre à jour. Il permet aussi d’ouvrir de nouveaux champs de recherches.
« Il y a encore beaucoup de choses à explorer sur le sujet », ajoute Suzie Bearune. « Je viens d’accueillir une étudiante stagiaire de Lyon, qui veut explorer le champ linguistique de la trajectoire. »
Vers un modèle pédagogique en Océanie
En 2011, elle commence à enseigner à l’Université de la Nouvelle-Calédonie, avant d’obtenir son doctorat l’année suivante. Au contact des étudiantes et des étudiants, Suzie Bearune va petit à petit donner un autre élan à son travail de linguiste. Elle sent le besoin de s’impliquer dans le développement « du Pays », et de trouver sa propre voie. Jusque-là, la linguiste cherchait à poser une description scientifique de sa langue. Mais les enjeux de transmission et de réappropriation inhérents à l’évolution des langues kanak vont prendre une place de plus en plus importante dans sa pratique. Cette approche est portée plus largement par l’équipe de recherche ERALO, qui signifie « chante » en Nengone.
Avec ses collègues Elatiana Razafi et Fabrice Wacalie, Suzie Bearune expérimente depuis plusieurs années une forme de modèle pédagogique en Océanie.
« Quand j’enseigne c’est un échange de savoirs, dans le sens où ce que j’apporte aux étudiants, je leur laisse le choix de l’enrichir avec tout leur vécu, ce qu’ils ont pu lire et observer », développe l’enseignante, qui est aussi responsable pédagogique de la licence langues et cultures océaniennes (LCO).
De la théorie à la réappropriation
Très rapidement, elle propose de prolonger ses enseignements loin des salles de cours. Suzie Bearune s’appuie par exemple sur des résidences artistiques (en collaboration avec le DMTCPO[1]), organisées dans différentes tribus, afin de mettre les étudiantes et les étudiants au contact de la culture.
« À travers le chant, la jeune génération se rend compte qu’elle peut chanter dans sa langue. Alors qu’elle pensait que c’était impossible, qu’elle n’était pas belle. » Un travail de « réconciliation » nécessaire selon Suzie Bearune. « Parce qu’aujourd’hui, beaucoup de jeunes vont affirmer fièrement qu’ils sont de Maré par exemple. Mais dans le fond, il y a un certain malaise, parce qu’ils ne maitrisent pas la langue. »
De même, la collaboration avec des artistes constitue une aide précieuse pour son activité de linguiste. Une séance de tressage peut ainsi devenir une formidable occasion de stimuler la réappropriation de la langue, comme elle a pu l’expérimenter dans la tribu de Moméa à Moindou. « Les échanges avec les femmes d’une autre langue, qui emploient le vocabulaire du tressage de la natte a suscité l’envie de rechercher le vocabulaire que les femmes de Moméa ont perdu parce que cette pratique n’est plus permanente. Et on a ainsi pu récolter tous les mots pour produire un lexique, avec l’aide du chargé de mission du DRP de l’ADCK de l’aire ajië-arhö. »
[1] Département du musiques traditionnelles et chants polyphoniques océaniens (DMTCPO) du Conservatoire de musique et de danse de la NC (CMDNC).