Anthony Tutugoro, chercheur en science politique à l’Université de la Nouvelle-Calédonie, débute une recherche avec le LARJE pour comprendre les aspirations politiques des communautés qui habitent la Nouvelle-Calédonie. Son travail s’inscrit dans le cadre d’une étude internationale sur les aménagements du pouvoir politique dans des sociétés qui ont dû surmonter des conflits importants.
« L’objectif de la science politique, ce n’est pas de développer une approche partisane, mais d’en comprendre les mécanismes et les rouages. La recherche repose sur des protocoles précis, et a vocation à retranscrire objectivement les données récoltées », prévient Anthony Tutugoro, chercheur post-doctoral à l’Université de la Nouvelle-Calédonie. Il vient de soutenir au mois de mars dernier sa thèse intitulée « Analyse des stratégies de reconquête de souveraineté par le mouvement indépendantiste en Nouvelle-Calédonie ».
Aujourd’hui, il retourne sur le terrain pour mener des entretiens, dans le cadre du projet de recherche international « Inclusive Peace ». Avec une équipe composée d’une vingtaine de chercheurs, Anthony Tutugoro se penche sur les modes de gouvernement des sociétés dites « profondément divisées » à travers le monde.
« On s’intéresse à plusieurs études de cas : l’Irlande du Nord, Chypre, la Bosnie, le Liban, l’Afrique du Sud, l’île de Mindanao, la Nouvelle-Calédonie… Et à leur propre expérience de partage du pouvoir dans l’optique de dresser un regard comparatif », explique le docteur en science politique, chargé de mener le volet calédonien de l’enquête avec d’autres chercheurs du LARJE (Laboratoire de recherches juridique & économique).
Toutes les zones géographiques étudiées dans ce programme de recherche partagent de profonds clivages communautaires ou religieux, qui ont mené à des conflits violents. Ils ont dû adapter leurs modes de gouvernement afin de garantir des conditions de paix plus ou moins durables. Pour la recherche en science politique : de tels exemples interrogent en profondeur l’évolution des modèles démocratiques.
Démocratie majoritaire et démocratie de concordance
En effet, le modèle qui domine dans le monde est celui de la « démocratie majoritaire ». Dans ce mode de gouvernement, le camp vainqueur de l’élection contrôle les pouvoirs exécutifs et législatifs, laissant peu de pouvoir aux groupes minoritaires. Il dispose même souvent d’outils pour imposer sa politique malgré de fortes contestations, comme le permet par exemple l’article 49.3 de la Constitution française.
« En Nouvelle-Calédonie, le fait majoritaire a montré ses faiblesses, et depuis 1988 on est inscrit dans des accords de paix qui justement permettent d’équilibrer le pouvoir pour ne surtout pas que l’on se retrouve dans cette situation où la minorité doit endosser le poids de la majorité », développe Anthony Tutugoro. Avec l’accord de Nouméa, la Nouvelle-Calédonie a développé une forme de « consociationalisme », ou de « démocratie de concordance », qui sort du cadre de la tradition républicaine française.
Mais ce mode de gouvernement n’est pas l’apanage des sociétés dites « profondément divisées ». Des pays tels que la Suisse ou la Belgique ont fondé leur système démocratique sur des approches plus consensuelles. L’exemple calédonien, à travers ses avancées et ses limites, apporte des éléments de compréhension de ces modèles pour la recherche en science politique. La Nouvelle-Calédonie pourrait aussi bénéficier du retour d’expérience de ces démocraties de concordance à travers le monde, à l’heure où son avenir politique et institutionnel est en discussion.
« Ce mode de gouvernement n’est pas parfait. Comme chaque accord politique, il a une vocation à durer plus ou moins longtemps », souligne Anthony Tutugoro. « L’idée c’est de mesurer aussi quels seraient les éléments qui pourraient évoluer dans l’architecture et dans l’aménagement de ce partage du pouvoir. »
Une enquête et des entretiens pour comprendre les aspirations des Calédoniens et de leurs représentants
Avant d’en arriver aux conclusions, la méthode scientifique doit passer par une étude de terrain. Elle donnera lieu, dans les prochains mois, à une enquête sur les aspirations politiques de la population calédonienne, sur la base du protocole mené dans les sept pays étudiés dans le cadre d’Inclusive Peace.
Anthony Tutugoro mène également des entretiens auprès des représentants institutionnels, politiques, coutumiers et du monde associatif. L’enjeu d’une enquête scientifique est de dépasser le ressenti, qui oriente généralement les représentations sur la situation politique. Au-delà des positionnements donnés par ces « leaders d’opinion » et des données tangibles récoltées, un panel de plus d’un millier de personnes, représentatif de la population et de ses différentes sensibilités politiques, sera interrogé.
« Les Calédoniens répondent indirectement à travers des votes de 1988, de 1998, et plus récemment à travers les trois référendums. Mais au-delà de chiffres froids, l’intérêt est de mieux comprendre les aspirations de la population », développe Anthony Tutugoro. Par exemple : on connaît mal l’éventail de nuances qui peuvent se cacher derrière le choix binaire entre une Nouvelle-Calédonie française ou un État souverain et indépendant. Par ailleurs : dans quelles mesures les Calédoniens sont-ils prêts à s’engager dans un processus de démocratie plus participative ? Il pourrait effectivement s’agir d’un paramètre important pour déterminer les conditions de stabilité des « sociétés profondément divisées ».
À travers de nombreuses questions, tout l’enjeu sera de mettre les hypothèses des chercheurs à l’épreuve de réalités socio-politiques locales. Car s’il est une règle qui vaut en matière de gouvernance politique : les modèles importés et les solutions toutes faites ne fonctionnent pas.